Crise et psychologie des foules : faut-il encore relire Gustave Le Bon ?

Crise et psychologie des foules : faut-il encore relire Gustave Le Bon ?

Alors que le monde entier est confronté à un grand désastre sanitaire, le COVID-19, les manipulations d’opinion renforcent le postulat de Gustave Le Bon selon lequel l’opinion des foules est gouvernée par des sentiments de simplicité, d’exagération, de suggestibilité et d’impulsivité, entre autres. Un fait majeur lié au COVID-19 est, parmi d’autres, un exemple mettant en évidence la facilité avec laquelle les opinions représentent, encore de nos jours, des sujets de manipulations.

Ce fait est relatif à une théorie de complot établissant un lien entre les antennes téléphoniques du 5G et la propagation du virus. Au début du mois d’avril, après que la nouvelle du complot a propagé, plusieurs installations de 5G ont été incendiées au Royaume-Uni, précisément à Birmingham et à Liverpool. Les responsables de ces fausses nouvelles mettent en avant une supposée absorption de l’oxygène par les antennes.Comme le Covid-19 provoque une détresse respiratoire dans les cas graves, le lien est alors établi entre les antennes et la propagation de la pandémie.

Ce contexte nous amène à publier quelques passages tirés dans Psychologie des foules de Gustave Le Bon, qui semblent pertinents pour comprendre l’état de fébrilité et la suggestibilité des foules. Comme à l’époque de Gustave Le Bon, les fausses nouvelles se propagent plus vite que les vraies, pour des raisons psychologiques. Elles sont rédigées dans un style spectaculaire, émotionnel, alarmiste, et très souvent jouent sur la peur et les angoisses.

Cependant, les meneurs des foules, notamment les manipulateurs de l’opinion des masses de l’époque de Gustave Le Bon et, pendant toute la période de la première moitié du 20ème siècle n’utilisent pas les mêmes outils que ceux d’aujourd’hui, quand bien même les relations demeurent un rapport « hypnotiseurs » et « hypnotisés ».

Les hypnotiseurs , notamment les Joseph GoebbelsEdouard Drumont et Edward Bernays de notre siècle appartiennent à des « cybertroupes ». Une sorte de cyberspectateurs , souvent appartenant à des unités de « guerre psychologique » ou à une « armée de trolls, » sont aujourd’hui des acteurs de la manipulation des foules. Leur seul rôle consiste à propager des fausses informations dans le cyberspace. Dans la jungle numérique, les foules ressemblent, par ailleurs, à un corps social déterminé par des phénomènes de contagion, à l’image d’un virus qui contamine un corps humain.

Ainsi, l’intérêt de Psychologie des foules, écrit en 1895 et grand classique de l’analyse des masses et de leurs caractéristiques, réside dans le fait que les foules, aussi bien réunies en assemblée d’un mouvement d’ouvrier que sur une plateforme numérique, sont aisément manipulables. Intervenant sur la question des fake newsEdgard Morin , souligne qu’ « internet n’est jamais qu’un amplificateur du phénomène (manipulation d’information). Les croyances ont toujours des origines ancrées quelque part. » Ainsi, les foules ont cette croyance facile entretenue par des théories conspirationnistes et complotistes.

« Dans la jungle numérique, les foules ressemblent, par ailleurs, à un corps social déterminé par des phénomènes de contagion, à l’image d’un virus qui contamine un corps humain. »

Pour l’auteur de Psychologie des foules, la foule est comme les peuples inférieurs, dans la mesure où elle est impulsive, irrationnelle et féminine. Pour lui, la conscience individuelle disparait dans la foule et émerge une « âme » collective, qui transcende les individus. Il utilise la métaphore de l’hypnose ( la technique qui permettrait d’accéder à l’inconscience d’un individu sans qu’il en soit lui-même conscient). Malheureusement, nous avons l’impression que c’est ce qui se passe sur internet, notamment le spectre de contagion.

« Autant notre « invisible ennemy » fait des victimes, autant les fausses informations font plus de ravage en ces temps de guerre contre le covid-19″.

Le propos n’est pas ici de mettre en cause les facultés et les aptitudes d’une certaine catégorie sociale. En revanche, il ressort que le phénomène numérique, notamment les réseaux sociaux représentent les lieux communs, où l’individu à tendance à perdre sa conscience et ses aptitudes personnelles. Presqu’atomisés dans un seul corps sur internet, les individus semblent être transformés en des sujets aisément manipulables. Il s’agit également de rappeler aux démocraties qu’en temps de crise comme le Covid-19, la guerre ne doit pas être dirigée exclusivement contre le seul « ennemi invisible ». Il y a toute une mosaïque de trolleurs, qui rendent la guerre plus difficile. Autant notre « invisible ennemy » fait des victimes, autant les fausses informations font plus de ravage en ces temps de guerre contre le covid-19.

Quelques passages percutants

Source : Sott
  • « Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l’action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance des vieux dogmes, c’est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui met à l’abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer le droit divin des rois. »
  • « L’évènement le plus simple vu par la foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et l’image évoquée en évoque elle-même une série d’autres n’ayant aucun lien logique avec la première. »
  • « Dans les foules, c’est la bêtise et non l’esprit, qui s’accumule »
  • « Dans l’âme collective, les aptitudes intellectuelles des individus, et par conséquent leur individualité s’effacent. L’hétérogène se noie dans l’homogène, et les qualités inconscientes dominent. »
  • « L’individu en foule est un grain de sable au milieu d’autres grains que le vent soulève à son gré »
  • « Les foules sont semblables aux feuilles que l’ouragan soulève, disperse en tous sens, puis laisse retomber. »
  • « Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient pas une sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère durer. »
  • « Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il choisir celui qui sera plus théoriquement le plus juste ? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules. S’il est en même temps le moins visible, et le moins lourd en apparence, il sera le plus facilement admis. »
  • « La création des légendes qui circulent si aisément dans les foules n’est pas déterminée seulement par une crédulité complète. Elle l’est encore par les déformations prodigieuses que subissent les événements dans l’imagination des gens assemblés »
  • « Du moment qu’ils sont en foule, l’ignorant et le savant sont également incapables d’observation »
  •  » Les décisions d’intérêt général prises par une assemblée d’homme distingués, mais de spécialités différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d’imbéciles. »
  • « Le point de départ de la suggestion est toujours l’illusion produite chez un individu par des réminiscences plus ou moins vagues, puis la contagion par voie d’affirmation de cette illusion primitive. »
  • « Ce sont les héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné l’âme des foules »

Le Bon G., 2002, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, (1ère éd. 1895),

 Amadou BATHILY est politologue & analyste d’intelligence économique. Co-fondateur du cabinet d’intelligence économique SOONNI au Mali, il s’intéresse aux questions de défense & sécurité, et de renseignement économique. contact : amadou.bathily@soonni.com

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